Mon couteau ...

Les aciers dit " de Damas" ont été introduits au Proche Orient en venant d'Inde. Les forgerons indiens ont appris leur production des Khmers - et peut-être aussi des chinois du Sin Kiang - qui, eux, avaient repris en Corée une technique mise au point par les forgerons japonais de la Préfecture de Watetsu pour réaliser des lames à double acier.
Le minerai de fer de Watetsu avait - et a toujours - cette propriété qu'avec une même coulée dans deux bacs à sables carbonés dosés différemment, on obtient deux lingots qui tout en restant forgeables de la même manière réagissent différemment à la trempe. Cela peut paraître évident de nos jours avec les moyens sidérurgiques modernes, mais il faut se replacer dans une monde qui ne connaît que l'artisanat et ses méthodes assez empiriques.
Cela permettait aux forgerons, en partant du même minerai, de réaliser des lames élastiques du genre ressort et des lames très dures et tranchantes genre rasoir.
Mais comme la soudure à la forge avant trempe de cet acier était particulièrement "facile" à réaliser, les forgerons de Watetsu ont créé des outils au tranchant très dur appuyé dans une masse d'acier élastique non cassant.
Ils ont dès le 11_e siècle de notre ère réalisé des épées à un seul tranchant en acier dur émergeant d'un corps de lame en acier élastique.  Ce fut le début au Japon de l'essor de ce qui devait devenir le sabre de samouraï que l'on connaît tous. C'est au 11^e siècle que les japonais abandonnent l'épée à deux tranchants, tant la fiabilité du tranchant nouveau est devenue grande. Ailleurs dans le monde, l'épée reste à deux tranchants qu'il faut réaffuter à la fin des combats. Les deux tranchants permettent de continuer le combat quand le premier s'est trop émoussé.
À partir du 12^e siècle, fortuitement, un maître d'une famille de forgerons de Honshu "rate" une trempe différenciée en se trompant sur l'épaisseur de l'argile de protection thermique et il réalise ainsi la première lame légèrement courbe et non voilée. Son arme trouve preneur immédiatement.
On ne va pas se lancer dans un cours d'histoire de l'escrime japonaise, mais le Kendo qui est une très vieille méthode de combat au sabre remonte à avant cette découverte et c'est pourquoi cet art martial de monastère a conservé le sabre droit et long à la différence d'autres arts martiaux travaillant au bokken (sabre de bois) courbe. Le sabre courbe est plus adapté à l'escrime nouvelle qui modifie en profondeur cet art à partir du 12^e siècle avec l'adoption rapidement universelle au Japon du sabre courbe ; dont la perfection est atteinte, à mon avis, avec les productions de la famille Masamuné au 16^e siècle de notre ère.
Seulement, si la maîtrise de la production du sabre dit "à Yakiba" est restée jalousement au Japon, l'idée de mêler deux aciers aux réactions complémentaires à la trempe est entrée en Koriyu (Corée) et de là a essaimé vers la Chine et l'Inde. C'est ainsi qu'est né l'acier feuilleté artisanal forgé et étiré suivant les besoins pour en faire cet acier à aspect fibreux que l'on connaît. Ce que l'on sait moins c'est que les arcs persans courts et très travaillés étaient aussi en acier feuilleté et d'une forme qui demandait une gros effort au début de l'armement et beaucoup moins une fois armés. Ceci permettait de tenir la visée plus longtemps et appliquait à la flèche une poussée progressive au décoché et ainsi une grande portée à l'arme.
Sur la côte Ouest d'Amérique du Nord, avec l'arrivée d'asiatiques parmi les immigrants venus travailler dans les mines et au chemin de fer, quelques forgerons expérimentés de Chine et de Corée ont trouvé emploi chez les forgerons californiens et il n'y aurait aucune aberration à ce que d'aucuns aient réalisé des couteaux en acier feuilleté rappelant le Damas. Seulement, si cela s'est produit on peut gager qu'ils auraient repris des formes qu'il connaissaient et les couteaux les plus connus en Corée et Chine du Sud-Est ressemblent souvent aux Tanto japonais à dos de lame rectiligne.

1) Sabre de mamelouk syrien et sont fourreau en cuir souple. Montures du fourreau en argent bédouin (Alliance argent / cuivre à 60 % d'argent), montures du sabre en argent à 95 %. Bélière en soie de Syrie. L'époque de forge est incertaine mais antérieure à la deuxième moitié du XIX^e siècle.

2) Poignard de Tchapandaz afghan pachtoune. Fabrication indienne au XIX^e siècle. Arme opérationnelle portée pour le Bouskachi.

Ces deux armes proviennent de chez les frères Stefan, antiquaires et experts en armes à Damas, achetées en 1989.

3) Sabre d'officier japonais pris pendant la seconde guerre mondiale. Cette arme est montée avec une lame de famille à Yakiba forgée au XVIII^e siècle par la famille Yoshihiro de Bizen (signature sur la soie de la lame et marque de limes caractéristiques sur ladite soie).
Cette arme provient de Chez M. Serpette Porte de Clignancourt, achetée en juillet 1992.

Cette arme longue mais assez légère destinée à la charge à cheval et non à chameau est forgée avec des fibres très étirées en longueur et assez continues. L'élasticité assure la résistance mais les fibres dures proches du fil de lame maintiennent une bonne qualité de tranchant pour la durée de l'engagement. Cette arme est assez courte pour permettre le port lors des déplacements à pied. C'est au nettoyage à l'huile de palme - conseil d'un antiquaire égyptien spécialisé - que les deux aciers se sont différenciés en couleur au fur et à mesure que l'oxydation - ferreuse et son ferrique - s'est effacée.

Forgée bien plus courte et sur une enclume à noyaux, cette arme présente un mélange plus tourmenté des fibres pour obtenir une arme courte à lame épaisse et résistante à la torsion où l'on ne cherche pas la finesse relative. Arme courte et destinée à la frappe de pointe et non à la découpe. Les incrustations de décoration sont en or fin. On les distingue sur la photo n°1.

Passons maintenant aux lames à Yakiba, caractéristiques du Japon et qui sont un autre exemple de travail de l'acier dit "feuilleté". Les deux aciers sont soudés entre eux mais séparés en deux zones sur la lame.

Voici donc une vue d'une partie de la lame où le yakiba très discret comme toujours dans la tradition de la famille Yoshihiro se distingue toutefois nettement.

Dernière arme présentée à part. Il s'agit d'un Tanto de la famille Masamuné de Bitchou (attesté par la signature). Ce Tanto est daté de la fin du XVI^e siècle ou du début du XVII^e. La date correspond à une période à cheval sur des deux siècles. j'ai acheté cette arme chez un antiquaire de Haguenau en 1977.

Cette arme, portée dans la ceinture en tenue civile est destinée surtout à égorger un adversaire pris par surprise ou pire au Seppuku, ce sacrifice par lequel le samouraï qui se considère comme déshonoré se donne la mort. L'arme principale sert à s'ouvrir les entrailles juste sous le "tanden"* pour ensuite tenter de remonter la lame vers un organe vital si possible le cœur. Comme c'est rarement faisable, dans le fourreau du Tanto on distingue une copie en réduction de l'arme que l'on nomme le Kodzuka avec lequel si les forces manquent, on peut encore s'ouvrir la carotide pour hâter sa mort.
Cette arme complète aura bientôt droit à une remise en état tout en préservant les traces de son vécu.

Aussi surprenant que cela paraisse de la part de la famille Masamuné, ce Tanto à un yakiba nuage. C'est cette partie moins brillante que l'on distingue entre le fil de la lame et la partie brillante qui est le shinogi.
Pour ses sabres, la famille réalisait des Yakiba au jigané plus net. C'est pourquoi, je reste en attente d'informations venant du Japon avant de refaire un polissage de lame dans les règles de l'art.
Mais on trouve aussi en Corée et en Chine des couteaux plus ou moins bien réalisés qui ont cette forme générale de lame. Gageons que si des couteliers asiatiques avaient réalisé des lames en acier de type Damas une fois arrivés en Californie, ils auraient sans doute repris plutôt cette forme qui leur était familière que celles des couteaux inspirés des couteaux et dagues de chasse voire des Bowie knives.
Mais qui sait. Peut-être certains ont-ils tenté l'expérience.

* Tanden :  Point central de l'énergie du corps, selon la médecine extrême-orientale qui se situe à un travers des quatre doigts longs de la main sous l'ombilic. Il est réputé être le siège de la puissance. Il est au centre du hara (ventre) et c'est de là qu'on fait partir son "ki" (énergie, puissance, sens de l'action) et tout mouvement de corps lorsqu'on pratique les arts martiaux extrême-orientaux.